14 février 2018

« Ch’vous aime, ma tabarnac »

Depuis un peu plus d’un an maintenant, j’enseigne le japonais dans deux écoles de la ville de Québec. Si j’avais déjà donné quelques cours privés, je n’avais jamais enseigné à des classes. Avec tout le travail que cela exige et les plages horaires difficiles des cours, le plaisir d’enseigner m’a surprise. Pourtant, partager ma passion du Japon avec des étudiants aussi fascinés que moi, être forcée d’aller toujours plus loin dans mes apprentissages pour répondre à leurs questions... J’aurais dû savoir que ce serait un bonheur.

Pour faire face à mon syndrome de l’imposteure (ma connaissance de cette langue étant toujours en cours), je m’implique beaucoup depuis un an dans mes études de japonais. En fait, avec l’entrée des enfants aux cours de japonais le samedi matin, les devoirs que cela amène, mes préparations pour mes propres cours, mes révisions quotidiennes pour lire les kanjis et améliorer mon vocabulaire ainsi que les différents essais sur le Japon que je lis pour le plaisir ou pour le travail, le Japon est omniprésent dans notre quotidien familial depuis un an. D’où mon idée de faire quelques textes sur ce pays dans les prochaines semaines.

Supprimer le sujet

Je commence avec un aspect de la langue japonaise qui s’oppose directement au français. En effet, dans notre langue, il est impossible de supprimer le sujet. Concrètement, comment omettre de dire « je » ou « tu » dans une phrase? Impossible.

Je mange une pomme. Tu manges une pomme.
Mange une pomme.


La deuxième ligne exprime un ordre que je donne à un autre. C’est loin d’être la même chose dans les deux premières phrases.

En japonais, si c’est possible, on supprimera le sujet. On le dit au début de la discussion, puis on l’omet pour le reste. C’est pourquoi un locuteur étranger (comme moi) devient vite mélangé: mais de qui on parle? Je vous donne un exemple précis.

Grammaticalement, « Je mange une pomme » se traduit en:

Watashi wa ringo wo tabemasu.

watashi wa: je
ringo wo: une pomme
tabemasu: manger

On dira plus souvent dans sa forme correcte courte:

Watashi wa ringo wo tabemasu.

Poursuivons. Officiellement, « Tu manges une pomme » serait:

Anata wa ringo wo tabemasu.

Anata étant « tu ». Le reste de la phrase ne change pas, car il n’y a pas de conjugaison grammaticale en japonais.

Mais il est un peu brusque de décrire aussi abruptement la situation avec un « tu » direct, donc on aura plutôt tendance à utiliser le nom de la personne:

Léo-kun wa ringo wo tabemasu.

« Léo mange une pomme » est une façon correcte de décrire la situation. Mais si on parle de Léo depuis un moment, on n’aura pas besoin de préciser à chaque phrase que c’est de lui dont on parle encore et on dira simplement:

Léo-kun wa ringo wo tabemasu.

C’est-à-dire la même phrase que lorsque je parle de moi qui mange cette fameuse pomme. D’où la confusion!

Les multiples « je »

Non seulement le « je » n’est pas nécessaire en japonais, mais si on l’utilise, il est multiple. Il y a de bons textes sur les 14 façons de dire je en japonais, je ne vais pas répéter cela ici. Mais un petit mot toutefois pour montrer que cette multitude de « je » peut être bien utile.

Le « je » qu’on apprend en premier est watashi. Or il faut savoir qu’en japonais la langue parlée par les femmes n’est pas tout à fait la même que celle que parle les hommes. Grossièrement, disons que les hommes utilisent un niveau de langue plus « neutre » et que les femmes qui parlent au même niveau sont considérées « vulgaires ». Ce qui veut dire que la langue neutre d’une femme est le niveau de langue « poli » pour les hommes… Égalitaire? Mais qui a dit qu’une langue l’était? J’ai souvent discuté de « l’égalité » du français, alors on ne peut pas critiquer le japonais...

Ce qui veut dire que:

- WATASHI pour une femme est le « je » normal. Pour un homme, c’est le « je » poli.

- BOKU est le « je » normal pour un homme. Mais pour une femme, il est un peu brusque, à la limite de l’impolitesse (chez les jeunes filles/femmes, il est plus courant. Et on fait comme dans tous les pays du monde: on trouve que « les jeunes parlent mal aujourd’hui »).

- ORE est le « je » plus familier, à la limite vulgaire pour un homme. Une femme qui l’utilise, eh ben... C’est du jamais vu pour moi. Elle serait très certainement provocante!

Une femme qui parle en utilisant boku dans un dessin animé est donc déjà très familière et inhabituelle. Ce sera un personnage particulier qui n’aura pas la même attitude que les autres filles de l’animé.

Les multiples « tu »

Je le disais en introduction, on essaie le plus possible d’éliminer les « tu » en japonais. Imaginez: il est encouragé de se retirer (en ne disant pas le « je »), alors il est déconseillé de placer une pression directe sur l’autre en l’appelant « tu »! Non, non, non! Il faut éviter d’être aussi frontal, c’est pourquoi on tend à dire le nom de la personne, ou même sa fonction, plutôt que le « tu » en japonais.

Toutefois, le « tu » existe. Et comme pour le « je », il est très varié.

- ANATA est le plus enseigné. Il est utilisé autant par les femmes que les hommes, mais il sonne plus poli pour ces derniers...

- KIMI est le « tu » usuel des hommes. À l’occasion, les femmes aussi l’utilisent, mais elles sonnent fortes et moins « féminines », comme des tomboys.

- OMAE est l’un des « tu » les plus impolis, se limitant à l’usage des hommes. Il y a encore pire dans la grossièreté, le TÉMÉÉ ou le KISAMA s’utilisent envers des gens à qui un homme souhaiterait arracher la tête.

Souvent, les méchants des dessins animés s’expriment vulgairement. S’ils s’expriment avec soin, utilisant un niveau poli, ils font partie d’une catégorie à part, celle des méchants plus nobles, le genre de méchant super intelligent qui prend des risques calculés. Les niveaux de langue étant très divers en japonais, on peut donc en comprendre beaucoup juste avec les variations du « je » et du « tu ».

L’influence des animés

Ils sont nombreux, les fans d’animés, autour du monde. Et si cela reste une excellente façon d’acquérir du vocabulaire, d’entendre la prononciation du japonais, de se familiariser au rythme, on y entend aussi beaucoup de ore, omae, téméé ou kisama, soit les utilisations les plus vulgaires du « je » et du « tu ».

Il arrive qu’un étranger ayant appris le japonais par lui-même visite le Japon, utilisant allégrement ces formes, sans savoir qu’il est alors très vulgaire.

Il arrive aussi que les hommes étrangers ayant pris des cours, souvent d’une professeure féminine, s’exprime beaucoup plus poliment que la moyenne des hommes japonais, utilisant les watashi et les anata appris en cours. Ce qui lui donne une bonne image, quoiqu’un peu décalée.

La pire des erreurs pour un homme étranger serait de s’exprimer ainsi pour avouer son amour:

Ore wa kisama ga suki desu.

Le mélange des niveaux de langue est intraduisible, mais cela donnerait en québécois une absurdité proche de « Ch’vous aime, ma tabarnac ». Pas tout à fait la meilleure façon de courtiser, mais absolument savoureux si on veut rire un peu!

Bonne Saint-Valentin!

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