15 février 2016

« L’attachant » Claude Jutra

Je suis scandalisée.

On apprend, par le biais d’une biographie d’Yves Lever, que le cinéaste maintes fois honoré Claude Jutra, était attiré par les garçons, c’est-à-dire par les jeunes de 14-15 ans « et deux fois au moins, plus jeunes », dira l’auteur de l’ouvrage en entrevue. Ce qui m’étonne, c’est qu’on minimise cette attitude en faisant référence à « cet autre temps », ce moment flou, cette époque d’il y a si longtemps où tout était permis... Or les victimes sont toujours vivantes: on ne parle pas de la Grèce antique où la pratique était courante! Les lois contre les abuseurs existaient déjà.

« Personne n’a pensé à faire une plainte à ce moment-là… Avec cette personnalité-là… Puis il était tellement attachant », renchérit l’auteur. On dénonce peu encore aujourd’hui. Seulement 10 % des victimes s’y oseront. Et quand on dénonce, on le paie très cher. Dans quel état sont présentement les témoins au procès Ghomeshi, vous pensez?

Je suis scandalisée qu’on minimise ces allégations, qu'on tente de les excuser. Évidemment, il faut vérifier si elles sont vraies. Mais s'il s'avère, comme le prétend l'auteur, que "tout le monde le savait", va-t-on hésiter longtemps à retirer les honneurs à Claude Jutra? Un trophée à son nom. Des parcs, des rues, des prix. On l'excuse, on minimise parce que le cinéaste avait des qualités? Ben voyons donc! Guy Cloutier aussi avait des qualités! Il a fait un bon père, il a lancé des carrières... Tout en détruisant l’enfance de deux personnes. Quant à Guy Turcotte, il était un bon chirurgien qui a sauvé plusieurs personnes... Mais il a tué ses deux enfants.

Je reconnais sans peine qu’on doit continuer de reconnaître l’excellent travail du cinéaste. Faire voir ces films, les montrer en exemple dans les cours de cinéma. Ses œuvres ont une vie à part.

Mais un hommage est dédié à la personne. Sans exiger que celle-ci soit un saint ou une sainte, on s’attend tout de même à ce qu’elle soit « honorable ». Commettre des actes sexuels avec un enfant n’est pas honorable. C’est criminel. Et comme nous n’aurons pas une rue Guy-Turcotte, pourquoi aurions-nous à rendre hommage à un criminel?

Il y a souvent deux poids deux mesures quand on parle de personnes reconnues. Un exemple? J’ai vécu les « Alertes Marcel ». À l’époque, je travaillais dans un organisme où on faisait affaire à l’occasion avec le monsieur. Une dame m’avait bien avertie de ne jamais être seule dans une pièce avec lui, parce qu’elle avait subi des gestes répréhensibles de sa part. Je l’ai cru. Rien n’est arrivé.

Pendant les années qui ont suivies, combien de fois ai-je entendu le nom de Marcel Aubut encensé par les médias? Combien de fois a-t-on vanté ses qualités? Ses mérites de bon gestionnaire et de visionnaire? À chaque fois, l’hommage me donnait un petit haut-le-cœur. Je pensais à toutes ces femmes qui ne pouvaient rien dire, ne voulaient rien dire, car le monsieur était si digne et admiré...

Je pense à ces enfants qui ont eu à subir les actes de ce « grand homme ». Comment ont-ils vécu les multiples hommages, le retour à ces souvenirs à chaque cérémonie des Jutra? Ne serait-ce pas leur manifester du respect que de cesser de fermer les yeux sur la réelle personne qu’a été Claude Jutra?

Comme on le fait toujours quand il s’agit de personnes reconnues, le message qu’on envoie aux victimes reste le même. En gros, on leur fait comprendre qu’elles devraient se sentir honorées d’avoir été abusées par un si « grand » monsieur.

J’ai comme… un gros haut-le-cœur.

5 commentaires:

Gen a dit...
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Gen a dit...

Je suis totalement d'accord avec toi... si c'est avéré.

Parce que l'article d'Yves Boisvert (http://www.lapresse.ca/debats/chroniques/yves-boisvert/201602/16/01-4951143-la-statue-de-jutra.php) résume bien mon malaise : ça fait 30 ans, on n'a pas de preuve (les allégations tiennent en 4 pages sans trop de détails à ce que je comprends), il n'y a pas eu de plainte, il n'y aura pas de procès et Jutra ne peut plus se défendre.

Alors oui, j'ai mal au cœur de penser qu'il s'en serait pris à des adolescents. Mais j'ai mal au cœur aussi quand je pense que ça pourrait être du salissage.

(J'ai supprimé mon précédent commentaire où je disais que, pour moi, il y a une marge entre le détournement de mineur et la pédophilie... il semblerait qu'au point de vue légal il n'y en a pas, alors que normalement "pédo" devrait désigner des enfants et non des adolescents pubères... Enfin, bref, j'espère juste que les accusations sont fondées.)

Gen a dit...

Eurk, ok, ça commence à parler d'un enfant de six ans et d'un témoignage crédible. Des fois la nature humaine me décourage. :(

Nomadesse a dit...

Oui, j'ai aussi lu son témoignage le lendemain de la parution de cette chronique, ça m'a fendu le coeur.

Bien sûr, je comprends la prudence et les nuances (j'ai quand même écrit La Pomme de Justine) ;). Je suis d'ailleurs heureuse d'avoir vu que les médias n'ont pas hésité à être très très prudents avec cela (Médium large, 24/60, Le Devoir, La Presse +). On a questionné, interrogé, réfléchi.

Ce qui m'a choquée, c'est le fait que l'accusation était très grave. Et que ça ne semblait pas si évident à certaines personnes interviewées. Que ce soit vrai ou pas, il fallait faire des recherches évidemment, mais la possibilité que ce soit vraie amènait déjà une large tâche sur le mythe de l'homme... Comment peut-on alors minimiser ces actes possibles en disant que "Oui, mais c'était un homme tellement attachant, gentil..."

C'est cela qui m'a donné mal au coeur. La seule possibilité que cela soit vraie exigeait une prudence et une recherche de la vérité. Elle excluait les tentatives de "relativiser" et de minimiser ces gestes possibles. Nous ne pouvions pas demander aux gens de pardonner ces gestes possibles parce que "c'était un grand homme".

Après ma chronique a paru le témoignage dans La Presse. Et là, je crois que nous avions toute l'horreur encore plus plausible.

La part des choses fut faite: le gala change de nom (comment un artiste aurait-il pu accepter ce prix?); les villes changent les rues (des enfants vivent sur la rue Claude-Jutra à Lévis, comment leurs parents voient-il cet hommage maintenant?), mais on continuera à voir et admirer ces films.

Il y a l'homme. Il y a les oeuvres.

Gen a dit...

J'ai l'impression que plusieurs personnes s'imaginaient que c'était un cas de "à 14 ans ça aurait été légal, mais l'un des garçons avait 13 ans et 11 mois, même s'il avait l'air plus vieux". (Bref, un cas un peu gris, comme ta Justine)

Mais quand on parle d'un enfant et pas d'un adolescent, les relativisations n'ont plus cours. D'ailleurs, quand les détails ont commencé à sortir, les gens qui relativisaient se sont tu, non?

Je reste contente qu'on ait fait la part des choses entre l'homme et son œuvre. Trop souvent on jette l'art avec l'artiste.